Gratien Gélinas et l’amour du cinéma
Acte premier : précurseur de
l’industrie
Au début des années 1940, Gratien a une
passion à assouvir : le cinéma. Il est un fanatique du septième art.
Chez lui, l’été, il passe ses moments de loisirs à imprimer sa famille
sur pellicule. Ayant envie d’expérimenter ce médium, il fonde une
entreprise de cinéma, se procure les meilleures machines sur le marché
et loue un studio. « Murs et plafonds du studio sont recouverts d’un
revêtement spécial qui absorbe les sons, et les fenêtres sont
hermétiquement fermées. » Gratien planifie « une comédie de court
métrage », ensuite intégrée à sa revue sur scène, Fridolinons. Il
voudrait également produire des documentaires et même « de grands
films » tirés des romans Maria Chapdelaine (Louis Hémon)
Trente Arpents (Ringuet) ou Un homme et son péché (Claude-Henri
Grignon)
La première production
démarre à l’été 1942. Avec Jacques Pelletier, décorateur, et Marc Audet,
technicien à CKAC et cinéaste amateur, Gratien se rend à New York pour
compléter l’équipement cinématographique : les projecteurs, l’équipement
sonore et une caméra Eastman Kodak, « un des plus beaux modèles du
temps, une caméra extraordinaire avec des magasins pour mettre des
films ». Son équipe comprend également André de Tonnancour, le
photographe de scène Henri Paul, et trois ou quatre autres, dont
Henri-Paul Garceau.
À l’automne, avec le
scripteur Louis Pelland, Gratien écrit le scénario d’après La Dame
aux Camélias, le roman d’Alexandre Dumas. Lors d’une
émission radiophonique du Train de Plaisir, Gratien avait déjà
pastiché cette célèbre œuvre française, faisant jouer à Fridolin le rôle
d’Armand. Par ailleurs, l’actrice Juliette Béliveau fait, au cabaret,
une parodie du ballet La Mort du cygne : elle jouera donc la dame
en question. Armand est fou d’amour pour elle, qui en pince uniquement
pour les espèces sonnantes et trébuchantes.
Au rez-de-chaussée du
studio de la rue Saint-Denis, l’équipe de tournage installe une chambre
noire pour développer la bande sonore, séparée de la bande-image.
Soudain, guerre mondiale oblige, le gouvernement canadien rationne la
pellicule 16 mm à raison de cent pieds par mois par client. Or, pour le
film, il faut entre 3 000 ou 4 000 pieds. Toute l’équipe se rassemble,
se répartit en deux voitures et arrête à différents magasins pour
acheter le maximum permis.
Le tournage commence et
toute l’équipe travaille d’arrache-pied. « Le travail pressait, on
dormait trois heures puis on tournait dix heures. Les scènes d’intérieur
allaient bien, mais celles d’extérieur étaient pénibles. C’était
novembre, il faisait froid, il fallait se presser question lumière. »
Marc Audet, à la caméra, court « au son en arrière, dans une petite
cabane » pour dire à quel endroit partir le son. Gratien s’occupe du
décor, de la mise en scène, de l’angle de la caméra. « Il venait voir
dans la caméra, il se déplaçait comme un metteur en scène, de la scène à
la caméra, “Je ne veux pas de ça, prends-lui la tête un peu plus
grosse.” »
Chaque bobine de cent
pieds de pellicule est envoyée à Toronto pour développement, pour
revenir cinq ou six jours plus tard. C’est alors qu’on constate les
ratages… Du montage, Gratien et Louis Pelland n’ont qu’une connaissance
fort relative. À la dernière seconde, Gratien trouve un bruit qui
manque, une porte qui se referme, puis il saute dans un taxi pour aller
à la gare. Car la copie finale du film monté doit être imprimée à New
York. De peur de se la faire confisquer à la douane, Gratien la passe en
contrebande. À New York, il doit terminer le montage des dix dernières
scènes.
Terriblement fatigué, il
place des serviettes d’eau froide sur sa tête pour pouvoir tourner la
visionneuse et ne pas s’endormir. » Plus tard, voyant pour la première
fois un film qui lui a causé tant d’inquiétudes, il s’endort! Il revient
à Montréal sans attendre la copie finale, livrée par la poste. La
déception est immense : l’image est bouchée, les rouges ont viré au
brun, les bleus au vert. Gratien est effondré. Avec son collège Garceau,
il se tape un second voyage à New York. La nouvelle copie est loin
d’être parfaite : le son mauvais et l’image très foncée, qui requiert
l’utilisation d’un projecteur à arc, qui chauffe, au lieu d’un
projecteur à lumière incandescente.
Le public de
Fridolinons 43 réserve un accueil houleux à La Dame aux Camélias,
la vraie. Le scénario est peu convaincant, selon les critiques, et
le tout, trop long. Gratien en ressent « une peine considérable », ayant
l’impression qu’on s’acharne à ne voir que les erreurs. Après trois
représentations, Gratien raccourcit beaucoup son film. Il est découragé.
Tant de travail pour un résultat si éloigné de ses ambitions! Il met fin
à son entreprise de cinéma, vend son équipement de cinéma.
Acte deuxième : le premier
classique de l’écran
En 1953, l’industrie cinématographique
québécoise prend son essor. J. A. de Sève, le propriétaire de la
compagnie de distribution France-Film, propose à Gratien de tourner
Tit-Coq. Le milieu artistique songe déjà à produire des «
vidéo-films » pour la télévision, un tout nouveau médium qui a connu une
expansion rapide aux États-Unis pendant les années 1940. La Société
Radio-Canada, un service local de production et de diffusion, est sur le
point de voir le jour. De Sève, lui, veut un long métrage pour le grand
écran. Ce sera Tit-Coq, mis en scène par le Français René
Delacroix, un réalisateur français.
Gratien tient à demeurer
propriétaire de son film; J. A. de Sève fait à Gratien une avance
personnelle d’argent pour la production, et se remboursera à même les
profits, en plus d’avoir les droits exclusifs de distribution et
d’exploitation. Roger Garand est engagé comme directeur de production,
assistant au metteur en scène et monteur, pour 3 500$ Delacroix, lui,
est payé 3 000$ pour son travail à la mise en scène. De son côté,
Gratien doit fournir, sans rémunération : les droits de sa pièce, son
studio, son travail à la mise en scène, au découpage, au montage, et
dans le rôle de Tit-Coq. Son seul salaire sera le profit réalisé par le
film… après que France Film aura pris sa part. Le film est financé par
avance sur recettes. Or, Gratien n’est ni incorporé, ni même assuré…
La plupart des rôles
principaux sont attribués aux comédiens de la pièce; leur salaire varie
entre 75$ par jour pour Juliette Béliveau et 35$ pour Clément Latour.
Monique Miller, 16 ans et demi, obtient le rôle de Marie-Ange… à 20$ par
jour. Heureusement pour elle, un ami avocat lit son contrat, puis fait
des pieds et des mains, avec l’appui de Gratien, pour faire monter ce
salaire à 35$ par jour. Gratien fait ajouter au contrat que les dépenses
de coiffure sont à la charge de la production, laquelle devra également
lui payer un taxi soir et matin.
La plupart des scènes du
13e film canadien sont filmées aux studios Renaissance, rue
Côte-des-Neiges. Marc Audet, qui est technicien du son, se souvient d’un
gars « qu’on appelait Joe Marteau, on dirait qu’il faisait exprès pour
étirer le temps. On était prêts à tourner, il disait “minute !” et il
clouait le décor qui selon lui était toujours prêt à tomber. » Le
tournage terminé, Gratien s’installe dans son studio en compagnie de
deux monteurs. Cette étape fascinante pour lui dure un mois, presque
jour et nuit.
Tit-Coq est présenté en
première le vendredi 20 février 1953. Jean Béraud évoque, dans La
Presse du lendemain, une salle archi-comble donnant au film une
ovation debout. « Nous voulions notre premier classique de l’écran
canadien-français. Le voilà. Enfin! » Pendant toute l’année 1953,
Tit-Coq est projeté à travers le Québec pour des recettes nettes de
près de 170 000$. De cet argent, Gratien ne voit pas la couleur. Encore
pis : trois ans plus tard, il devra encore près de 20 000$ à France-Film…
Acte troisième : l’art de distribuer des subventions
À la fin des années 1960, Gratien n’est
plus à l’aise au sein du nouvel ordre culturel et théâtral que la
génération montante de créateurs fabrique à son image. Il se trouve une
autre cause à défendre, celle du cinéma canadien. Depuis novembre 1969,
il est président du conseil d’administration de la Société de
développement de l’industrie du cinéma canadien (SDICC), l’ancêtre de
Téléfilm Canada. Il se consacre entièrement à cette nouvelle carrière.
La SDICC a été créée en 1968 par le gouvernement fédéral pour développer
l’industrie du long métrage au Canada, par investissements ou prêts. Le
secrétaire d’État, Gérard Pelletier, fait appel à Gratien, un des rares
Canadiens ayant fait des films, mais surtout un « French Canadian »
acceptable à l’ensemble du pays.
Au sein du petit milieu
cinématographique québécois, composé en bonne partie de jeunes
auteurs-réalisateurs, cette nomination paraît surtout politique, « parce
que Gélinas a toujours été pro-canadien », témoigne le producteur Claude
Godbout. Gratien peut néanmoins reporter sur sa nouvelle fonction son
désir ardent de contribuer à l’édification d’une culture
d’identification nationale. L’industrie du cinéma québécois est jeune,
bouillonnante, et enthousiaste. Elle s’adapte au voisinage de la
télévision en haussant les prix d’entrée, en ouvrant des ciné-parcs et
de nombreuses salles à écrans multiples pour des publics plus réduits.
Les fonctions de Gratien
à la présidence de la SDICC sont, au commencement, assez simples. À
intervalles réguliers, le conseil, composé de six membres, se réunit
pour statuer sur les demandes d’aides financières qui lui parviennent.
Mais rapidement, il investit une énergie croissante dans son travail.
Puisque la SDICC doit sélectionner les projets de films à financer, il
se met à lire les scénarios; puis il rencontre les producteurs et les
réalisateurs, et il représente le Canada lors de festivals du film à
travers le monde, comme celui de Carthage, en octobre 1970. Dès 1973,
ses fonctions à la SDICC l’amènent chaque année à présider la délégation
canadienne au Festival de Cannes. Selon une ancienne collègue, la
présence de Gratien, plus d’une dizaine d’années, a donné une forte
impulsion en termes de production québécoise, malgré tous les
tiraillages avec les réalisateurs en termes de contenu, et malgré sa
conception alors jugée surannée de la forme dramatique.
Source :
Sicotte, Anne-Marie. Gratien Gélinas : La ferveur et le doute.
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